JOURNAL D'AUTOMNE
Texte & Une photo par jour
Semaine 40 - Année XXIII - Dimanche 1er Octobre
Tu freines ta vie avec cette corde d'écriture que tes paumes tirent de toute force en arrière, pour éviter la désescalade et le découragement. Te revient la chanson de Greame Allwright, la ballade de la désescalade dont tu as su après sa mort qu'elle avait peut-être des raisons bien particulières et inavouables. Toi, fort heureusement, tu ne bois pas, tu ne fumes pas non plus, tu n'aimes pas davantage ces recherches actives d'amnésie et de folie virtuelle que certains jeunes d'aujourd'hui convoitent dans un monde qui leur fait peur, comme à nous. " La fanfaronnade de l'absurdité" résonne tous les jours dans tes oreilles et souvent tes regards passent d'un drame à un autre sans prendre un répit suffisant. Toute la noirceur de la vie des autres se répand comme une encre sur la tienne, mais à chaque fois, tu veux la considérer comme un maudit nuage passager. Tu te leurres bien sûr, sans te rassurer. Mais tu ne veux pas lâcher ta ligne de chance et de lucidité, pour l'instant... C'est la raison pour laquelle tu rédiges ces notes en continu, mais sans souci de régularité. Il ne s'agit pas d'un journal intime. Tu n'écris que sur la peau disparate du monde proche ou reconstitué hâtivement.Tu attends le seuil où les mots se bousculent et tu les tries au tout dernier moment. Tu ne veux surtout pas avoir l'air d'apprendre quelque chose aux autres. Tu restes dans ta guérite de sentinelle pacifique.
Sur les trois jours derniers : l'anniversaire de l'ami cher Charles JULIET, la discrétion que son désormais grand âge réclame ; les échanges de mails amicaux importants pour toi; la teuf des potes pour l'anniversaire de l'enfant dans le parc ensoleillé, leurs jeux, leurs rires, leurs insouciances et cette invention très drôle du "sacre de Napoléon" avec des "Nerfs", nouveaux jouets guerriers à balles en mousse, leur pose collective de commando en haut du toboggan et leur cavalcade ascensionnelle sur les branches du grand résineux qui les tolère encore, meute d'oiseaux fous prête à l'envol !
La soirée de rentrée de la Revue Verso, rue Bourgelat, ce vendredi, aura été un moment délicieux qui te donne le goût d'en reparler en Poémie Amie dans le cadre de l'association lyonnaise la Cause des Causeuses. Les lectures t'ont plu et les retrouvailles plus encore. La preuve que l'éloignement prolongé a des vertus subtiles. Laisser le temps au temps et franchir les épreuves séparément... Ne pas se perdre complètement de vue, parvenir à choisir les possibilités de rapprochement sans exagération. Se montrer fidèle. Le plus possible, mais savoir rester libre de mouvement. C'est la clé d'une certaine sérénité et la garantie d'une moindre perte de temps vif.
Au retour de cette bonne soirée, et en salves tranquilles, lectures inspirantes du dernier recueil de Valérie Canat de Chizy, de la première publication de Virginie Delahaie et de l'un des trois livres de Roland Dauxois. Découverte d'un nouvel auteur sympathique et bardé d'humour Thomas Pourchayre.
Tes lectures deviennent à nouveau foisonnantes et passionnantes. Tu les fait défiler entre ta table de chevet et la grosse table en chêne du salon, certaines te font écrire; les notes griffonnées commencent à proliférer autour des livres et de l'ordinateur. Bientôt il va falloir ranger et/ou éliminer... C'est une fièvre que tu connais bien. Tu l'accueilles avec indulgence mais sans encouragement...Tu sens l'emprise et l'addiction des mots, leur double face Janusienne...
Tu as exhumé , un peu par hasard cette note de janvier 2022 que tu replaces ci-dessous. Te tutoyer est un procédé de mise à distance.
Aujourd'hui je suis arrivé à creuser un peu sans me dire que ne faisais au juste que déplacer et
recouvrir ailleurs, sur une épaisseur plus grande.
Mais au fond, on arrive toujours à ce fouillis de racines en dessous qu'on ne démêle pas et
qui pompe sans arrêt pour le secret plus enfoncé qu'on ne voit pas.
Il bat; on l'entend parfois vaguement, la tête collée au sol, très loin, les jours sans vent -
ou quand on dort dans l'herbe.
Pour savoir, il faudrait pouvoir pourrir et revenir. Se mêler, s'infiltrer, et revenir.
Autant dire qu'on rêve , là.
Antoine EMAZ,
Poème de la terre, Bartavelle, 1986, p. 28
C'est cette accumulation des récits de vie sur les réseaux sociaux qui rivalise avec les livres. Mais ce n'est pas délétère à mes yeux, j'apprends à prendre la main des autres dans un registre immatériel qui s'ancre dans le réel et les prélévements que ça suppose pour montrer ce dont il s'agit. Poussière colorée d'un kaléidoscope géant, souvent en noir et blanc. Je ne recule pas encore devant ces crêtes d'océan engloutissant, je reste à distance , une bande de sable suffisante pour voir ce qui se passe de loin, participer a minima au drame ou à l'instant de joie. L'écriture sert d'alibi pour un crime relatif que j'appelle provisoirement empathie ou fascination pour le vivant. Les paysages ne m'intéressent guère , comme si le fait qu'ils puissent contenir des "figures absentes" les rendaient coupables de non assistance à personnes en danger. J'en reparlerai certainement iCi ou un peu autour. Le temps est venu d'écrire en continu.
Aujourd'hui tu écris en musique. C'est la voix d'Alain Bashung qui te semble convenir à ton état d'esprit, et sa chanson L'apiculteur.
Semaine 40 - Année XXIII - Mardi 3 Octobre
Encore une journée saturée de micro-événements générant une multitude de pensées pressées de trouver une niche mentale pour se faire oublier. Il est souvent question d'échanges sur la maladie, la mort et la vieillesse. Ma lecture plutôt véloce et plaisante du roman d'Agnès Desarthe Le château des rentiers, ne fait qu'enfoncer les clous de mes convictions sur la nécessité de faire un pas de côté par l'humour et l'humilité devant l'inéluctable. C'est tout de suite Léo Ferré qui s'impose, sur l'écran du souvenir, avec ses yeux mouillés et sa voix tremblotante, en fait- il trop ou supporte-t-il le poids de toutes les tragédies humaines ? Je crois que, oui ! Mais sa conclusion est inexacte. Avec le temps, on aime trop ... et c'est définitif... "Avec le temps... avec le temps...tout s'en va..."
Retour des rendez-vous médicaux. Il me faut reprendre l'histoire du genou là où je l'avais laissée. Je suis calme et attentiste, la matinée à parlementer ...
Semaine 40 - Année XXIII - Mercredi 4 Octobre
Un jour de semaine , un jour ordinaire et pourtant un jour que je dédie à la naissance de notre fils aîné. Il y a 45 ans à 15 h après un travail long et douloureux... L'impression d'être vraiment seule au monde, malgré l'attentive présence de son père, les visites espacées de la sage-femme et celle finale du médecin qui a pratiqué l'incision mutilatoire et l'expulsion au forceps... Un sale quart-d'heure comme on dit idiotement... suivi d'un abyssal soulagement teinté de bonheur inédit. Une naissance annoncée sans violence selon la préparation Leboyer... Une sidération devant la violence de l'accouchement.Une merveille d'enfant qui n'a pas choisi cette arrivée si tourmentée... Penser à lui me ramène à ce moment de séparation si phénoménal. Amour absolu, inconditionnel... Un jour d'anniversaire n'est qu'une date inoffensive sur un calendrier. La réalité physique est un peu plus complexe mais on ne garde que l'exploit de la mise au monde et la tendresse devant un visage qui va compter. Précieux présent d'une parole en devenir. Les deux enfants qui suivront auront la même valeur affective à une époque où l'on ne programmait pas les naissances. Une enfant d'automne trois ans plus tard, un enfant d'été six ans après. Juste le temps de remettre le corps en ordre et de préparer leur venue. Une fratrie heureuse. Des parents bien occupés. Une vie familiale ludique et chaleureuse.
en miroir...
Semaine 40 - Année XXIII - Samedi 7 Octobre
A nouveau la guerre comme nouvelle du jour et sa surenchère de vies dévastées. La paix au Proche-Orient est à nouveau mise en charpie. Israël sournoisement infiltré et bombardé par le Hamas, Populations de la bande de Gaza subissant aussitôt des représailles. La catastrophe humanitaire se répand comme une vilaine tâche d'huile de vidange sur le sol. Des civils au milieu, l'exode improvisée, la propagande réactivée...Comme pour l'Ukraine, la Syrie ou l'Irak, nous voici plus que jamais impliqués moralement dans le spectacle abominable de la destruction orchestrée par la haine et la jouissance morbide qui l'accompagne. Prendre parti serait inadmissible. Des ami.e.s des deux côtés du conflit et la certitude que la responsabilité des actes criminels incombe aux gouvernements et à leurs alliances coupables. La loi du Talion n'est qu'un prétexte. C'est l'idéologie, la peur légitime mais aussi la convoitise, qui dictent toute cette horreur. La défense et l'attaque comme alternative prise de folie. Les marchands d'armes se lèchent les babines, ça va durer un certain temps, jusqu'à ce qu'un fou de plus ( ce n'est pas une femme) lâche du nucléaire irréversible... Le fanatisme est à nos portes. "On ne peut pas évacuer un patient intubé" se désole un médecin urgentiste ulcéré, coincé dans la bande de Gaza... On fait quoi ? Le drame est annoncé... Comment l'éviter ?